LA VALLÉE DE PALANCAR
Le soleil se leva le lendemain, déclinant une magnifique palette de roses et de jaunes. L’air était pur et glacial. La glace emprisonnait les bords des torrents ; les petits étangs, eux, étaient gelés sur toute leur surface. Eragon avala un peu de porridge avant de redescendre dans le vallon où était apparue la pierre. Il examina le site avec attention ; mais le petit matin n’apporta pas d’éclairage nouveau sur la scène. Il décida de rentrer chez lui.
Le chemin était envahi par la végétation. À certains endroits, il disparaissait complètement. Comme il avait été dessiné par les allées et venues fortuites des animaux sauvages, Eragon tombait par moments sur ses propres traces et faisait de longs détours. Cependant, malgré ses zigzags, c’était la voie la plus directe pour sortir de cette partie réputée « infréquentable » des montagnes : la Crête.
La Crête était l’un des seuls lieux dont le roi Galbatorix ne pouvait pas prétendre être le maître et seigneur. Bien des décennies plus tard, on racontait encore comment la moitié de son armée avait disparu, le jour où elle s’était aventurée dans la vieille forêt. Une chape de malchance et de malédiction semblait peser sur les bois. A priori, rien d’extraordinaire, pourtant : les arbres dressaient leurs hautes silhouettes ; Le ciel était radieux ; néanmoins, rares étaient ceux qui, ayant osé s’attarder sur ces massifs, en revenaient indemnes… quand ils en revenaient !
Eragon était de ceux-là. Il n’avait pas l’impression d’avoir un don particulier ; simplement, ses sens étaient toujours en alerte, et il avait d’excellents réflexes. Bien qu’il sillonnât la montagne depuis de longues années, sa méfiance demeurait intacte. Et pour cause : à peine pensait-il avoir percé tous les mystères de la nature qu’un événement inattendu se chargeait de lui prouver qu’il n’était pas au bout de ses surprises. Dernier exemple en date : l’apparition de la pierre.
Le garçon avança d’un bon pas, ce qui lui permit d’atteindre le bord du ravin à la nuit tombée. Les eaux de l’Anora rugissaient au fond du précipice, filant vers la vallée de Palancar[1]. Des centaines de petits torrents se jetaient dans le fleuve. Le cours d’eau crachait sa fureur contre les parois rocheuses qui bordaient son lit et les rocs émergés qui s’élevaient sur son passage.
De cette lutte perpétuelle montait un grondement sourd. Eragon s’installa dans un hallier. Il contempla le lever de lune, puis il alla se coucher.
Le lendemain, le temps avait encore fraîchi. Comme Eragon marchait vite, il ne vit guère d’animaux – ceux-ci devaient le repérer bien avant ! Vers la mi-journée, il entendit le bruit de tonnerre que faisaient des milliers de « ploufs » rageurs : les chutes d’Igualda n’étaient pas loin.
Le sentier que suivait Eragon longeait un promontoire humide où affleurait une terre d’ardoise. En bas, les eaux tumultueuses du fleuve passaient en trombe. Des gerbes d’éclaboussures cristallines jaillissaient avant de retomber en pluie sur les berges moussues.
Au fond se lovait la vallée de Palancar. D’où il était, le garçon distinguait la plaine comme si quelqu’un en avait déroulé la carte sous ses yeux. Plus d’une demi-lieue au-dessous, le bassin où se jetaient les chutes d’Igualda marquait la limite nord de la vallée. On apercevait aussi des bâtiments bruns : c’était Carvahall. Avec Therinsford, Carvahall était le seul « vrai » village de la vallée. Des serpentins de fumée blanche s’élevaient des cheminées, comme un défi lancé par les hommes aux environs sauvages. De son point de vue, Eragon contemplait les fermes, qui ne paraissaient pas plus grandes qu’une phalange d’auriculaire ! Alentour, les champs avaient une couleur bistre ou sableuse ; des herbes mortes s’y balançaient sous le vent.
L’Anora bordait la vallée depuis les chutes d’Igualda jusqu’au sud. Les rayons du soleil s’y reflétaient généreusement. Au fin fond du décor, le fleuve ourlait le village de Therinsford et le mont isolé d’Utgard. Au-delà, l’Anora se dirigeait vers le nord avant de plonger dans la mer ; mais Eragon n’en savait pas davantage sur son cours.
Il fit une pause, puis quitta le promontoire et entreprit la descente en grimaçant. Lorsqu’il parvint au bas de l’à-pic, l’obscurité avait commencé de grignoter le paysage, brouillant les couleurs, estompant les contours. Les lumières de Carvahall brillaient, toutes proches, dans le noir. Les maisons projetaient de vastes ombres sur le sol. Le village, situé à l’écart des routes principales, était entouré par des contrées à la fois magnifiques et hostiles. Hormis quelques marchands et quelques trappeurs, les voyageurs étaient peu nombreux à s’aventurer dans cette région…
Les maisons de Carvahall étaient construites avec de gros rondins et surmontées de toits bas, couverts de chaume ou de bardeaux. La fumée qui sortait des cheminées exhalait une odeur de bois. Sous les grands porches qui prolongeaient les édifices, des gens étaient réunis pour parler affaires ou discuter de la pluie et du beau temps. Quelquefois, une fenêtre s’éclairait : quelqu’un avait allumé une lampe ou une bougie. Eragon entendait les hommes bavarder à voix haute dans le soir tombant, tandis que des femmes erraient à la recherche de leurs époux pour leur rappeler que, lorsque le dîner est prêt, l’heure, c’est l’heure !
Le garçon se dirigea vers la boucherie : c’était une échoppe de taille respectable, faite de solides madriers. Sa cheminée crachait un nuage noir.
Eragon ouvrit la porte. La pièce était spacieuse, chaude, illuminée par un feu qui craquait dans un âtre en pierre. Devant le mur du fond, un comptoir ; par terre, un peu de paille éparpillée. L’ensemble donnait une impression de propreté impeccable, comme si le propriétaire avait passé tout son temps libre à inspecter jusqu’aux moindres fentes où auraient pu se glisser d’infimes grains de poussière.
Derrière le comptoir se tenait un homme de petite taille, vêtu d’une chemise de coton et d’un long tablier taché de sang : c’était Sloan, le boucher. Il portait une collection intimidante de couteaux à la ceinture. Le teint jaunâtre, la peau grêlée, les yeux méfiants, il fourbissait son comptoir avec un bout de torchon.
Il pinça les lèvres en voyant entrer Eragon :
— Tiens, tiens… Le chasseur légendaire daigne redescendre parmi les simples mortels ! Combien en as-tu pris, cette fois ?
— Zéro, lâcha Eragon d’un ton sec.
Il n’avait jamais aimé Sloan. Le boucher le traitait toujours avec mépris, comme si le garçon avait été une saleté qu’il convenait d’éliminer. Le commerçant était veuf et ne semblait s’intéresser qu’à une personne : sa fille, Katrina, qu’il avait richement dotée.
— Ça alors ! ironisa Sloan. Quelle surprise !
Il tourna le dos à Eragon pour gratter quelque chose sur le mur ; puis il reprit :
— Est-ce la raison de ta présence en ces lieux ?
— Oui, avoua Eragon, gêné.
— Alors, fais-moi voir ton argent.
Le garçon fixa ses souliers sans répondre. Sloan claqua des doigts :
— Allons ! Soit tu en as, soit tu n’en as pas. Je t’écoute.
— Je n’ai pas d’argent proprement dit ; en revanche, j’ai…
Le boucher l’interrompit :
— Tu n’as pas d’argent ? Et tu espères m’acheter de la viande sans argent proprement dit ? Tu connais beaucoup de commerçants qui te donneront à manger gratuitement ? Cours les voir, mon ami ! Tu t’imagines que, moi, je suis du genre à offrir mes marchandises ? De toute façon, il est tard. Reviens demain avec de l’argent. Sors d’ici, je ferme.
Eragon le fixa droit dans les yeux :
— Je ne peux pas attendre jusqu’à demain, Sloan. Mais tu ne perdras pas ton temps avec moi, crois-moi. J’ai trouvé quelque chose pour te payer.
D’un geste solennel, il sortit la pierre de son sac et la posa avec précaution sur le comptoir constellé de coups de hachoir. La lueur des flammes mouvantes de l’âtre se refléta sur la gemme.
— « Trouvé », « trouvé »…, grogna Sloan en se penchant, la mine intéressée. M’est avis que tu l’as plutôt volé.
Eragon décida d’ignorer la pique pour demander :
— Ça te convient ?
Le boucher s’empara de l’objet et le soupesa. Il fit courir ses mains sur la surface polie, inspectant minutieusement les veinules blanches.
— C’est pas mal ! Mais combien ça vaut ?
— Je ne sais pas, reconnut Eragon. Cela dit, personne ne se serait donné la peine de tailler cette pierre si elle n’avait pas été précieuse.
— Sans doute, mais combien ça vaut ? répéta Sloan. Puisque tu ne le sais pas, je te conseille de poser la question à un marchand… ou alors d’accepter mon offre : je te l’achète trois couronnes.
— Trois couronnes ? C’est du vol ! Ça en vaut au moins trente !
« Et, avec trois couronnes, je n’aurai même pas de quoi acheter de la viande pour une semaine ! » pensa Eragon.
Sloan haussa les épaules :
— Comme tu voudras. Je croyais que tu ne savais pas combien ça valait. Mais peu importe : reprends ta pierre. Tu n’auras qu’à la montrer aux négociants. Personnellement, j’en ai assez de cette conversation.
Les négociants dont pariait Sloan étaient un groupe de marchands et de baladins nomades, qui venaient à Carvahall au printemps et en hiver. Ils achetaient le surplus de tout ce que les habitants du village et les fermiers des environs avaient réussi à faire pousser ou à confectionner ; en contrepartie, ils leur vendaient ce qui leur était nécessaire pour l’année à venir : des semences, des animaux, des tissus et des provisions diverses, comme du sel et du sucre.
Eragon ne voulait pas les attendre. Impossible de savoir avec précision quand ils arriveraient ; et c’est maintenant qu’on avait besoin de viande, chez lui.
— Très bien, j’accepte ! lâcha-t-il.
— Parfait, je vais aller te chercher ta viande. À propos, ça n’a pas d’importance, mais où as-tu trouvé ta pierre ?
— Il y a deux nuits de cela, j’étais sur la Crête quand…
— Va-t’en ! s’écria Sloan en repoussant la pierre.
Il donna un violent coup de poing sur le comptoir et se mit à y gratter une vieille tache de sang avec un couteau.
— P… pourquoi ? souffla Eragon.
Il serra la pierre contre lui, comme pour la protéger de la colère de Sloan.
— Je ne troquerai rien contre ce que tu rapporteras de ces montagnes maudites ! Va au diable avec ta pierre ensorcelée !
La main du boucher dérapa. L’homme s’entailla un doigt sans paraître s’en apercevoir. Il continua de frotter, tout en laissant goutter son sang frais sur la lame.
— Vous… vous ne voulez plus me vendre votre viande ? insista Eragon.
— Non ! Tant que tu n’auras pas de la bonne monnaie sonnante et trébuchante à me proposer, pas question ! Et, maintenant, déguerpis avant que je ne te mette dehors !
La porte de la boutique s’ouvrit à la volée. Eragon se retourna, prêt à affronter de nouveaux adversaires. Horst, un homme à la carrure impressionnante, entra, suivi de Katrina, une grande fille de seize ans au visage décidé. Eragon était surpris de la voir là : d’ordinaire, elle évitait de se mêler aux disputes de son père. Sloan jeta aux visiteurs un regard furieux :
— Figurez-vous que ce gredin ne…
— Ça suffit ! lança Horst d’une voix de stentor en faisant craquer les articulations de ses doigts.
C’était le forgeron de Carvahall : on le devinait à son cou puissant et à son tablier de cuir fatigué. Les manches retroussées jusqu’au coude, l’homme portait une chemise assez ouverte pour laisser entrevoir son poitrail musclé et poilu. Sa barbe noire, mal entretenue, frémissait au rythme de ses mâchoires.
— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire, Sloan ? demanda-t-il.
— Rien ! cracha le boucher en foudroyant Eragon du regard. Ce… ce gamin est entré ici pour me harceler ! Je lui ai dit : « Pars », et il refuse de bouger. Je l’ai même menacé, et ça ne suffit pas, il ne veut pas comprendre !
— Est-ce vrai, Eragon ? s’enquit le forgeron.
— Non ! Je lui ai offert une pierre précieuse en échange de sa viande ; il a accepté le marché. Et, soudain, quand je lui ai annoncé que je l’avais trouvée sur la Crête, il a repris sa parole et n’a plus voulu de ma pierre ! Franchement, qu’est-ce que ça change, qu’elle vienne de la Crête ou d’ailleurs ?
Horst examina l’objet avec curiosité, puis reporta son attention sur le boucher :
— Où est le problème, Sloan ? Moi-même, je n’aime pas trop la Crête, mais, si la pierre avait de valeur, je l’achèterais sans hésiter.
La question resta suspendue un moment. Puis le boucher s’humecta les lèvres et grogna :
— Ici, c’est ma boutique. Je fais ce que je veux.
Katrina s’avança, enveloppée dans un halo de cheveux auburn – on aurait dit une rivière de cuivre étincelant :
— Père, Eragon veut payer. Donne-lui la viande, et allons souper.
Sloan plissa les yeux… ce qui n’était jamais bon signe, chez lui :
— Rentre à la maison ! Cette histoire ne te regarde pas ! Allez, RENTRE !
Le visage de Katrina se durcit ; puis la jeune fille sortit de la pièce d’un pas raide. Eragon grimaça sans oser intervenir. Horst passa une main dans sa barbe, lança un regard désapprobateur à Sloan, et dit au garçon d’une voix qui résonnait dans la pièce :
— Très bien ! Moi, cette pierre m’intéresse. Qu’allais-tu acheter ?
— Tout ce que je pouvais.
Horst sortit une bourse de sa poche et compta ses pièces.
— Donne-lui tes plus beaux rôtis et tes meilleurs morceaux, ordonna-t-il au boucher. Remplis-en son sac.
Sloan hésita. Son regard allait et venait entre Horst et Eragon.
— Ne pas me vendre ta viande serait une très mauvaise idée, signala le forgeron d’une voix tranquille.
Le boucher tourna les talons, furieux. Aussitôt, on entendit dans l’arrière-boutique des coups frénétiques de couteaux et de hachoirs… ainsi qu’une bordée de grommellements injurieux. Quelques minutes plus tard, l’homme reparut avec un gros paquet de viande. Son visage était impassible quand il encaissa l’argent de Horst. Ensuite, il entreprit, sans mot dire, de nettoyer le couteau qu’il avait à la main comme s’il avait été seul dans la boutique.
Le forgeron attrapa la viande et s’en alla. Eragon courut après lui, avec ses affaires et sa pierre. L’air glacé de la nuit leur frappa le visage, rafraîchissant après l’atmosphère surchauffée de la boucherie.
— Merci, Horst. Oncle Garrow sera content.
Le forgeron eut un petit rire :
— Ne me remercie pas. Voilà longtemps que j’en rêvais. Sloan est un petit vicieux qui cherche les ennuis. Une saine humiliation lui fera le plus grand bien.
— Comment avez-vous su que…
— Katrina a entendu votre discussion, à tous les deux, et elle est allée me chercher. Il était temps que j’arrive : vous en seriez venus aux mains. Malheureusement, je pense qu’il refusera de vous servir, toi et les tiens, quand vous retournerez dans sa boutique… même avec des couronnes sonnantes et trébuchantes.
— Quelle mouche l’a piqué ? s’étonna Eragon en ouvrant son sac. Nous n’étions pas les meilleurs amis du monde, mais, jusqu’à ce jour, il avait toujours accepté notre argent. Et je ne l’avais jamais vu traiter Katrina de cette manière !
— Demande à ton oncle, suggéra Horst. Il en sait plus long que moi.
Le garçon fourra la viande dans son sac et conclut :
— Eh bien, voilà une raison de plus pour que je me dépêche de rentrer. Tenez, ceci est pour vous…
Il tendit la gemme au forgeron, qui refusa :
— Non, non, garde ta pierre bizarre. Je veux un autre paiement : Albriech va partir à Feinster au printemps prochain. Il veut devenir maître forgeron, et, moi, j’ai besoin de quelqu’un. Viens travailler pour payer ta dette, quand tu auras le temps.
Eragon s’inclina légèrement, ravi. Horst avait deux fils, Albriech et Baldor, qui l’aidaient dans sa forge. Offrir la place de l’un d’eux était une marque de confiance… et une proposition généreuse.
— Encore merci ! lança le garçon. J’ai hâte de travailler avec vous.
Il était heureux d’avoir un moyen de rembourser Horst. Son oncle n’aurait jamais accepté qu’on lui fît la charité.
Soudain, Eragon se rappela ce que son cousin lui avait dit juste avant son départ pour la chasse :
— Roran m’a demandé de transmettre un message à Katrina. Pourriez-vous vous en charger ?
— Bien sûr !
— Il l’informe qu’il sera en ville dès que les marchands arriveront, et qu’il en profitera pour passer la voir.
— C’est tout ?
Eragon, embarrassé, hésitait à compléter son message :
— Euh… non. Il dit aussi qu’elle est la plus belle fille qu’il ait jamais vue, et qu’il ne pense qu’à elle.
Un grand sourire éclaira le visage du forgeron, qui cligna de l’œil :
— Voilà qui devient sérieux, pas vrai ?
— Oui, monsieur…, reconnut Eragon en souriant à son tour. Ah, et tant que vous y êtes, pourrez-vous la remercier d’être allée vous chercher ? J’espère qu’elle ne sera pas punie à cause de moi. Roran ne me le pardonnerait jamais !
— Ne t’inquiète pas, Sloan ne sait pas qu’elle m’a appelé à la rescousse ; ça m’étonnerait qu’il s’en prenne à elle. Tu ne veux pas dîner avec nous, avant de repartir ?
— Non, désolé, je dois filer : Garrow m’attend.
Eragon referma son sac, le chargea sur son dos et reprit la route en adressant de la main un dernier au revoir au forgeron.
La viande pesait lourd dans le sac, ralentissant sa marche, mais la hâte de retrouver les siens donnait des ailes à Eragon.
Il sortit du village, laissant d’un coup derrière lui les chaudes lumières des maisons. La lune opaline dominait les montagnes, baignant le paysage d’une lueur fantomatique qui semblait être un pâle écho de la clarté du jour. Ce soir, le monde paraissait écrasé, évanescent, comme vidé de ses couleurs.
Eragon approchait du terme de son voyage. Il emprunta la route du sud, puis un simple sentier bordé d’herbes hautes qui lui arrivaient à la taille. Le chemin montait vers un tertre presque invisible sous l’ombre protectrice d’un bosquet d’ormes. Lorsque le garçon eut gravi la colline, une maison éclairée lui apparut : c’était la ferme de Garrow. Son foyer.
La demeure avait un toit de bardeaux et une cheminée en brique. Un avant-toit plongeait devant les murs blanchis à la chaux. À droite, il recouvrait des bûches de chauffage ; à gauche, il abritait des intempéries quelques outils de jardinage.
Quand ils y avaient emménagé, à la mort de Marian, la femme de Garrow, cela faisait un demi-siècle que l’édifice avait été abandonné. Les gens estimaient que la maison était dangereuse, ainsi placée à l’écart : ses habitants ne seraient pas détendus par les autres villageois en période de troubles. Mais l’oncle d’Eragon était têtu !
À trente mètres de la maison, dans une bâtisse grisâtre, vivaient deux chevaux. Birka et Brugh, des poules et une vache. Parfois, il y avait aussi un cochon ; pas cette année – ils n’avaient pu en acheter un. Entre les stalles était rangée une carriole. En bordure des champs, une haie d’arbres longeait l’Anora.
Le garçon vit une lumière bouger derrière la fenêtre au moment où il atteignait la porte.
— C’est moi, mon oncle, Eragon ! lança-t-il. Ouvrez !
Un petit bruit, une seconde d’attente, puis la porte s’ouvrit vers l’intérieur.
Garrow se dressait là, une main sur le battant. Des vêtements usés pendaient le long de son corps tels des haillons sur un épouvantail. Il avait un visage maigre, presque famélique, un regard intense et des cheveux grisonnants. On aurait dit qu’il avait été momifié en partie, avant qu’on se rendît compte qu’il était encore en vie.
— Roran dort, lâcha-t-il en réponse à la question muette d’Eragon.
Sur une table en bois, une lanterne était allumée. Le meuble était si vieux que les sillons qui s’y creusaient évoquaient les empreintes digitales d’un géant. Au-dessus d’un établi étaient alignés des ustensiles de cuisine, suspendus au mur avec des clous. Une autre porte donnait sur le reste de la maison. Le sol était lambrissé de lattes que des années de piétinement avaient rendues parfaitement lisses.
Eragon posa son sac et en sortit la viande.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? grogna son oncle en découvrant le gros paquet. Tu as acheté de la viande ? Avec quel argent ?
Le garçon inspira un bon coup avant de répondre :
— En fait, c’est Horst qui l’a achetée.
— Tu l’as laissé payer notre viande ? s’emporta Garrow, le visage blême de colère. Je te l’ai déjà dit, je ne mendierai pas ma nourriture. Si nous sommes incapables de subsister, autant retourner à la ville ! Là-bas, avant que tu aies demandé quoi que ce soit, on te donne des vêtements d’occasion et on vient vérifier si tu n’as pas besoin de quelque chose pour passer l’hiver…
— Je n’ai pas demandé la charité, rétorqua Eragon. Horst m’a proposé de m’acquitter de ma dette ce printemps. Il veut que je vienne lui donner un coup de main. Albriech s’en va.
— Et où vas-tu trouver le temps de l’aider ? demanda Garrow en s’efforçant de ne pas crier. Tu as peut-être oublié tout ce qu’il y a à faire, ici ?
— Je ne sais pas comment je me débrouillerai, lâcha le garçon, agacé, en suspendant son arc et ses flèches à l’entrée. Mais je n’ai pas perdu mon temps à la chasse : j’ai déniché quelque chose qui pourrait nous rapporter de l’argent.
Il fouilla dans son sac, en tira la pierre et la mit sur la table.
Garrow se pencha sur elle. Son regard se troubla ; ses doigts furent parcourus d’étranges tremblements.
— Tu as trouvé ça sur la Crête ?
— Oui, dit Eragon.
Il raconta son expédition et conclut :
— Le pire, c’est que j’ai perdu ma meilleure flèche. Je vais bientôt devoir m’en tailler de nouvelles. Mon carquois se vide.
L’oncle et le neveu fixaient la gemme qui luisait dans la pénombre.
— Tu as eu beau temps ? demanda Garrow en saisissant le joyau.
Il serrait la pierre entre ses mains comme s’il avait eu peur qu’elle ne disparût.
— Il n’a pas neigé, mais il a gelé chaque nuit, répondit Eragon.
Garrow parut inquiet.
— Demain, tu aideras Roran à récolter l’orge, décida-t-il. Si nous avons en plus le temps de ramasser les légumes, nous aurons de quoi manger pendant un moment.
Il tendit la pierre à Eragon :
— Tiens, garde-la. Quand les marchands viendront, on verra ce qu’elle peut rapporter. La vendre est sûrement la seule chose à faire. Moins nous serons mêlés à la magie de la Crête, mieux cela vaudra. Mais, dis-moi, pourquoi Horst a-t-il payé la viande !
Le garçon résuma son altercation avec le boucher.
— Je ne comprends pas ce qui l’a mis en colère à ce point…, conclut-il.
— Ismira, la femme de Sloan, s’est jetée dans les chutes d’Igualda un an avant ton arrivée. Depuis, il a toujours soigneusement évité d’avoir le moindre rapport avec la Crête. Mais ce n’est pas une raison pour refuser ton offre. Je pense qu’il te cherchait juste des crosses.
Eragon se balança d’une jambe sur l’autre à la manière d’un ours.
— C’est bon d’être de retour, grogna-t-il.
Le regard de Garrow s’adoucit. L’homme acquiesça.
Eragon gagna sa chambre, glissa la pierre sous son lit et s’effondra sur son matelas. Il était revenu chez lui… Pour la première fois depuis le début de sa chasse, il allait enfin pouvoir s’endormir sans crainte !